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Les civilisations à l’épreuve de la mondialisation (11)

Cependant, progressivement, au cours du XIVe siècle, bon gré mal gré, et parce qu’ils s’imposent par la force au cours de guerres où la Chine est chaque fois vaincue, les étrangers deviennent les égaux des Chinois. Ce que les lettrés chinois appellent « les affaires barbares » (iwu) devient après 1860 « les affaires occidentales » (yang-wu). On parle de « sciences occidentales)) (hsi-hsueh) dans les années 1870-1880, puis, au cours des années 1890, de «nouveau savoir» (hsin-hsueh). Certains lettrés rejettent l’ouverture parce qu’elle est due à l’initiative occidentale. Mais d’autres l’acceptent parce qu’elle est « moderne », conforme à l’esprit du temps et aux nécessités de la situation.
La Chine est l’exemple d’une civilisation dominante et majoritaire qui se trouva soudainement mise dans une position minoritaire et infériorisée, à l’échelle du monde (Fairbank, 1983). Vers 1900, la Chine passe brusquement du statut d’Empire (t’ien-hsia) à celui de nation (kuo). Défaite comme empire du Milieu, la Chine doit naître comme nation: « Dans une large mesure, l’histoire de la Chine moderne a été le processus de passage du t’ien hsia" au «kuo-chia», c’est-à-dire du statut de Civilisation à celui de nation» (Levenson, 1968. p. 102). Désormais la Chine n’est plus le monde, mais une unité (une nation) dans le monde. La « nationalisme » remplace peu à peu le « civilisationnisme » (ou le « culturalisme ») traditionnel. L’émergence d’un nationalisme chinois moderne, au contact du monde extérieur. s’opère sur la base de la désintégration du sinocentrisme ancien, dans la seconde moitié du XIXe siècle. On arrête de comparer les étrangers à des animaux. On utilise moins fréquemment le terme (le « barbares ». On parle de pi en plus de « terre lointaine » (yuan), d’« états étrangers » (wai-kuo), d « étrangers » (yang).
La transformation du statut (les étrangers et de l’étranger au cours du XIXe dans les grandes civilisations asiatiques s’est faite dans tous les cas sur la base du traumatisme de l’intervention extérieure et de la conquête coloniale ou impériale. L’entrée dans la modernité idéologique a été le fruit de la domination européenne, qui a entraîné dans son sillage la transformation des Européens, naguère barbares méprisables, intrus inférieurs, en maîtres puissants et supérieurs. Réciproquement les membres de ces grandes civilisations naguère prestigieuses et fières sont devenus, aux veux des Européens colonisateurs, des « indigènes », des « autochtones». Une seule exception à cet axiome : le Japon.
L’empire du Soleil Levant présente des caractéristiques qui le différencient sensiblement des trois civilisations précédemment évoquées. Dans les cas de l’Islam, de l’Inde, de la Chine, nous avons affaire à des civilisations qui sont tantôt des empires, tantôt des ensembles multi-ethniques, des mondes vastes, très peuplés qui, malgré les invasions étrangères (Inde, Chine), se considèrent comme supérieures à leurs envahisseurs (des nomades barbares) z ou bien qui, issues de peuples nomades et envahisseurs (Islam), ont acquis une centralité et une stabilité séculaire.
L’Islam, l’Inde, la Chine se considèrent, à des titres divers, à tort ou à raison, comme des civilisations centrales.  A la centralité géopolitique de l’Islam ou de l’lnde des civilisations situées au « centre » de l’Asie), fait pendant la centralite idéologique de la Chine («empire du Milieu»). La Civilisation-Empire se distingue des périphéries plus ou moins remuantes et plus on moins barbares : les Francs pour l’Islam, les « mlecchas » pour l’inde, les Mongols et autres peuplades nomades de l’Asie centrale pour la Chine. Corrélativement, l’Europe apparaît, géographiquement, culturellement, idéologiquement, géopolitiquement, comme une région périphérique, marginale, comme une « puissance » secondaire, comme une quantité économique négligeable. C’est ce qui la rapproche du cas du Japon. Il y aurrait beaucoup à dire sur les avantages et les inconvénients comparés de la centralité et de la périphérie – ou la marginalité – dans l’espace et l’histoire.
A un certain moment de son histoire, l’Europe put avoir le sentiment d’être à la périphérie du monde, d’être coupée de ce qui lui semblait l’autre extrémité de la terre (la Chine), par la barrière infranchissable de l’Islam, puis par les invasions d’Asie centrale. Ce désavantage initial devait devenir par la suite le moteur de la recherche européenne de l’Autre, et de sa future hégémonie. Le Japon présente bien des similitudes avec l’Europe occidentale.
Le Japon s’est toujours su marginal, ou s’est toujours considéré comme périphérique. Situé géographiquement à la périphérie orientale de l’Asie – niais cela les Japonais anciens ne pouvaient le savoir – il a reçu de la Chine, son grand voisin «civilisé», l’écriture, une partie importante de sa culture, une religion (le bouddhisme, qu’il a su adapter à son génie national), bref les principaux éléments qui en font une « civilisation ». En quoi il se rapproche de l’Europe occidentale, qui reçut du Proche-Orient sa religion (le christianisme) et les éléments fondamentaux de sa culture profane (l’hellénisme). Mais alors que, semble-t-il, l’Europe a toujours soupçonné confusément sa marginalité (l’Empire romain envoya des ambassadeurs et des marchands vers la Chine et vers l’inde), le Japon, à l’ombre de la Chine, put croire pendant longtemps qu’il était proche du Centre éblouissant de la puissance et de la culture, et donc qu’il possédait une centralité relative.
Le Japon ne pouvait soupçonner 1 étendue de sa marginalité. Brutalement, au XVIe, et surtout à la fin du XIXe, il découvrit qu’il se trouvait à la périphérie de la périphérie, que la civilisation qu’il considérait comme le centre du monde est située en fait à la périphérie de l’Asie, et que les « Barbares de l’Ouest » étaient en fait le centre du monde, les porteurs de la Civilisation. La découverte commença au XVIe siècle, quand apparurent dans les mers d’Asie orientale les premiers Européens : Portugais, Espagnols, Hollandais. Ces « étrangers », ces êtres velus, bizarres, les Japonais les appelèrent «barbares du Sud » (nanbanjin), puis tout simplement « barbares » (banjin). Mais ils ne furent pas purement et simplement repoussés, méprisés.

• Gerard Leclerc
La Mondialisation culturelle
Les civilisations à l’épreuve

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