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Ismail Menkari : «250 millions DH de droits d’auteur non payés par an»

© D.R

Entretien exclusif avec Ismail Menkari, directeur général du Bureau marocain des droits d’auteur (BMDA)

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Le BMDA présentera bientôt son bilan. Son DG nous en donne un avant-goût tout en s’exprimant sur les démarches qu’il a entreprises en faveur des auteurs marocains depuis son arrivée au Bureau il y a environ 2 ans. 

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ALM : Bientôt vous présenterez, pour la première fois, le bilan du BMDA. Pourriez-vous nous en donner un avant-goût ?

Ismail Menkari : Le bilan comprend, d’abord, une démarche que j’ai entreprise en abolissant, depuis octobre 2017, la convention de coopération entre le BMDA et la SACEM (Société française des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). Ainsi, il n’y a plus de relation juridique entre le Bureau et la société parce que assez, c’est assez! D’autant plus que les relations entre les bureaux de droits d’auteur mondialement connus ne sont pas régies par des contrats ou conventions de coopération mais de contrat de réciprocité. Celui-ci n’existait pas entre le Bureau et la SACEM. Donc j’ai vu que nous étions dans un cadre de non-droit et cela ne pouvait pas continuer de cette manière. C’est pourquoi j’ai résilié ce contrat suite aussi à un malentendu énorme entre le BMDA et la Société française. Il était temps de finir cette relation sur ce fond et préparer une autre base pour une nouvelle relation entre nos amis de la SACEM, qui était toujours là mais qui n’était pas à mon sens là pour nous mais pour elle-même. Nous n’avons plus cette relation et le Bureau marocain est maintenant sorti de ses oubliettes de la période coloniale pour s’instituer comme un bureau qui a une identité nationale, morale juridiquement établie et défendre les intérêts des auteurs marocains à travers le monde.

Outre cette démarche, qu’est-ce que vous avez fait depuis que vous êtes à la tête du Bureau ?

Depuis mon arrivée, il y a deux ans et demi, j’ai effectué des répartitions aux auteurs. J’ai fait cela dans le cadre de la marocanité du service. Celui-ci est devenu exclusivement marocain. Toutes les répartitions qui ont été faites sont celles du bureau marocain par de l’argent collecté de l’exploitant marocain pour les auteurs marocains. En fait, le BMDA, via la Société française, rémunérait, en petites sommes, les auteurs une seule fois au mois d’octobre. Un reliquat versé au mois d’avril était aussi beaucoup moins inférieur que celui d’octobre. Dans l’ensemble, c’était une seule répartition avec un reliquat. Pour l’heure, nous sommes dans une logique totalement différente. Ainsi, le BMDA est devenu un Bureau qui rémunère correctement ses auteurs.

Comment se fait cette répartition ?

Au lieu d’une seule pendant la période française, nous sommes à 6 avec des sommes considérables. Nous avons une répartition tous les 2 mois. La dernière en date était en fin décembre, la prochaine aura lieu en fin février prochain. Cela c’est pour les auteurs de la musique. Aussi ceux du « drama » (théâtre, cinéma, etc.) ont quatre répartitions par an au lieu d’une. De plus, une répartition est consacrée aux littéraires qui ne recevaient de rémunération que tous les 2 ou 3 ans. Maintenant ils ont 2 répartitions par an. Donc nous avons atteint pour 2018 environ 15 millions DH pour l’année répartis pour ces auteurs au lieu de quelque 4 à 5 millions DH par an pour tous les auteurs. Mieux encore, les prochaines répartitions vont être plus conséquentes et plus intéressantes.

Quel serait le sort des auteurs marocains qui étaient inscrits à la SACEM?

Nous avons un engagement avec les auteurs marocains. Cela nous a quand même incités à ouvrir nos portes à tous les auteurs. Nos auteurs étaient engagés dans le Bureau français. Maintenant, nous allons ouvrir la ré-adhésion dans le bureau marocain parce que nous n’avons plus de relation avec celui français. Nous devons signifier à la Société française la désaffiliation des auteurs marocains pour les anciens, y compris les grands auteurs qui y étaient affiliés. Les jeunes aussi doivent avoir leur place dans ce bureau. Ils doivent s’inscrire. Nous n’avons pas seulement à traiter les 3 branches ou genres artistiques anciennement gérés dans le Bureau et connus, à savoir le musical, dramatique et littéraire. Nous avons également ouvert l’inscription pour les droits voisins. Aussi, nous ouvrons celle d’autres genres soit les arts plastiques, le livre, notamment la reprographie, la photo, le photojournalisme et surtout pour la rémunération équitable pour l’audiovisuel. C’est une nouveauté. Donc nous avons ajouté pour le moment 5 domaines pour rémunérer aussi des auteurs dans d’autres secteurs qui sont gérés par les conventions internationales que le Maroc a signées mais qui ne sont pas gérées au Bureau parce que ce n’était pas nous qui décidions de cela, c’était plutôt la France.

La copie privée a été instituée avant votre arrivée. Quel commentaire en faites-vous ?

C’est une sorte de taxation de la technologie ou l’électronique à la douane à l’importation. Ainsi on ne pirate plus sur des CD ou autres supports, ce sont plutôt les procédés appelés «streaming» et téléchargement. Ce sont des exploitations publiques des œuvres. Le système mondial a fait en sorte que ce travail de téléchargement soit payé sur le matériel électronique. Ainsi, on paie une «redevance copie privée». Nous sommes le 4ème pays en Afrique qui a introduit ce système dans les rémunérations des auteurs. 4 ou 5 pays vont aussi s’ajouter à la liste dont le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Cap-Vert. Ainsi, nous avons cette somme d’argent stable qui rentre. La rémunération des auteurs est désormais garantie.

Quelle image faites-vous du Bureau auprès des auteurs marocains ?

Nous avons complètement changé le visage du BMDA. Nous pouvons prétendre à ouvrir la porte à de jeunes artistes, à des femmes artistes. Il n’y a pas beaucoup de femmes dans notre liste d’auteurs au Bureau. Nous encourageons la femme à venir et inscrire ses œuvres. Aussi, nous avons ouvert la liste pour les droits voisins. Nous savons dans cette catégorie qu’il y aura plus de femmes que d’hommes parce qu’elles figurent davantage parmi les interprètes de scène. Nous sommes confiants que le BMDA va de l’avant et que l’ouverture des droits revient de droit aux auteurs. Si tous ceux qui exploitent les auteurs paient leurs droits, l’auteur marocain et l’auteur étranger qui exploite chez nous pourront sans aucun problème vivre dignement de leur travail. C’est une question de notoriété et d’image de notre pays dans les instances internationales. Nous sommes un peu réfractaires à cela. Seulement 8 à 10% paient l’exploitation. Cela demeure infime. C’est plutôt une grande majorité de ceux qui paient sont des étrangers qui travaillent chez nous. Au Maroc, un opérateur n’a jamais payé les droits d’auteur alors qu’un autre le fait. Aussi, un festival ne paie pas alors qu’il le faisait auparavant. Aucun festival ne paie d’ailleurs les droits d’auteur. Nous sommes une société très solidaire vis-à-vis de nos pauvres parce que la communauté des artistes est très vulnérable. Cela se répercute sur l’avenir des auteurs et leurs familles. Ces auteurs vivent dans la misère et la précarité la plus totale. Heureusement que dans cette société, il y a un homme qui lui seul fait beaucoup d’efforts et de choses pour ces auteurs. C’est Sa Majesté le Roi. L’on sait très bien qu’ils sont soignés aux frais de Sa Majesté le Roi qui est très sensible à cette question. Mais il faudrait que chacun fasse sa part dans un effort et esprit de solidarité, respecte la loi et paie les droits.

Quelles mesures entreprenez-vous avec ceux qui ne paient pas les droits d’auteur ?

Le BMDA va établir bientôt une liste de ceux qui ne paient pas les droits d’auteur et va la rendre publique sans épargner personne tout en mentionnant les dossiers devant la justice qui sont déjà à 300 à peu près. Par l’occasion, les sociétés sœurs de droits d’auteur dans le monde entier réclament des droits directs. J’ai reçu des réclamations de l’Irlande puisque leurs auteurs étaient là. J’en ai également reçu de la France, des Etats-Unis, de la Suisse, l’Egypte et de partout. Nous avons aussi des radios qui exploitent à tort et à travers les droits d’auteur. La moitié des radios privées ne paie pas les droits d’auteur et quand elles paient, elles ne versent pas tout leur dû mais des miettes comme la télévision. Aussi des établissements de l’Etat exploitent tous les jours des droits d’auteur sans payer ceux-ci. On a aussi des problèmes d’autorité. L’autorisation d’exploitation d’une œuvre doit être préalablement établie. On ne demande pas notre avis pour donner des autorisations aux night clubs, clubs, restaurants et cafés où la première chose qui doit être exploitée est la musique ou l’image audiovisuelle alors que les créateurs font un travail professionnel. Nous allons aussi publier les chiffres depuis mon arrivée.

Nous avions un grand déficit financier de – 25 millions DH. C’est pour ça qu’un contrat programme a été établi pour le Bureau. Maintenant nous ne sommes plus déficitaires mais nous sommes à environ 150 millions DH. Il y a de la collecte publique qui a triplé et la copie privée, c’est plus de 600% pour 2018 et nous avons des délégations régionales pour la collecte. Nous avons fait un ratissage électronique qui nous a montré le manque à gagner sur les perceptions publiques qui pourrait aller à 250 millions DH par an sans copie privée. Nous avons le mérite de pousser les exploitants à s’organiser en associations et nous avons des interlocuteurs. 

Qu’en est-il de l’ouverture du Bureau sur l’Afrique ?

Il faudrait inscrire le bureau dans une autre logique de son appartenance puisque le Bureau est en Afrique. Il faudrait aussi qu’il y ait une coopération, des contrats de réciprocité avec les pays du continent et avoir une place dans le monde entier. Par l’occasion, nous avons été surpris en septembre dernier par le rapport de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (CISAC) qui est un organisme mondial gérant ce dossier de la confédération de 240 bureaux internationaux dans le monde parce qu’il n’y a pas d’organisme équivalent. C’est le seul en fait. Il ressort de ce rapport que le Maroc est désormais en 3ème place en Afrique en termes des revenus des droits d’auteur. Nous sommes classés derrière l’Algérie et l’Afrique du Sud alors que quand je suis arrivé en fin 2016, nous étions à peu près à la dernière place, soit la 26ème. Nous avons fait quand même beaucoup d’efforts et parcouru un long trajet. Nous sommes revenus de loin. Nous occupons également la 49ème place dans le monde entier alors que nous étions 127ème. De plus, nous sommes devenus un incubateur d’idées en Afrique. En juillet dernier, nous avons invité à un congrès les Africains, notamment la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour accompagner la politique de Sa Majesté le Roi en Afrique. Notre congrès a débouché sur une consécration de taille. Nous avons institué un organisme panafricain à Rabat dont le Maroc est à la présidence. Nous ne sommes pas seulement un Bureau «vulgaire» comme nous l’étions auparavant. Nous sommes plutôt un bureau observé et par les Africains et par les organismes internationaux. Nous avons aussi le siège du centre des stratégies de développement de recherches en matière des droits d’auteur et droits voisins dont je suis le président et qui a été organisé sous le Haut patronage de Sa Majesté le Roi.

Quelles sont les mesures prises par le Bureau marocain pour travailler sur sa renommée de par le monde ?

Le Maroc essaie d’occuper toute sa place. Nous sommes le Bureau qui développe un peu la question des droits d’auteur sur deux fronts. D’abord sur la représentation du Bureau marocain au sein des instances internationales et puis dans l’exécution de la politique publique en matière de droits d’auteur. Donc nous représentons le Maroc à travers les organismes internationaux. Notre image est irréprochable. Le Maroc est l’un des pays qui ont ratifié toutes les conventions internationales en matière de propriété intellectuelle et droits d’auteur. C’est un engagement du pays et de la politique de Sa Majesté le Roi. Il faudrait que nous soyons à la hauteur de cet engagement en exécutant la politique internationale dans notre pays. Nous sommes la seule autorité territoriale des questions des droits d’auteur dans le monde sur notre territoire. Dans notre pays, il y a beaucoup d’exploitation des œuvres étrangères, de festivals, d’établissements qui exploitent la musique internationale et nous sommes les seuls qui protègent toutes les œuvres dans notre pays vis-à-vis de la communauté internationale. Cela est aussi une nouveauté chez nous. Le Maroc est, pour la première fois, membre du comité exécutif des pays africains alors que nous étions totalement absents. Nous ne pouvions pas l’être parce que nous n’avions pas d’identité juridique claire puisqu’il y avait la SACEM.

Que fait le BMDA pour abonder dans l’ère du numérique ?

Il reste quand même un sujet de taille. Nous sommes un peu comme tous les pays africains, cela nous dépasse techniquement entre autres. Quand nous avons institué l’organisme africain à Rabat, l’une des prérogatives de ce Bureau était de constituer un noyau avec les 14 pays de la CEDEAO pour que le traitement de cette question soit collectif et à guichet unique. Celui-ci va être autour du Maroc et du BMDA que nous présidons. Puis il y a des expériences dans le monde, le meilleur modèle que nous avons observé c’est celui des pays voisins de l’Argentine. Ils ont ce guichet unique qui gère la question des droits qui proviennent d’exploitation numérique. C’est cette instance appelée «Latin Authors» (auteurs latins) qui partage la rémunération des plates-formes numériques pour les autres pays avec un règlement établi entre eux. C’est ce que nous avons engagé avec les pays africains de l’Afrique de l’Ouest pour que cette question soit traitée en groupe, ensemble avec les monstres du numérique dont Google et toute la panoplie qui le suit. Nous sommes à ce stade maintenant.

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées par rapport au digital?

Il y a un problème qui va provenir du même traitement du numérique. C’est que nous au Maroc nous n’avons pas d’auteurs parce qu’ils sont à la SACEM. Nous n’avons pas de plate-forme ou de répertoire d’œuvres. Nous nous sommes rendu compte que nous n’existons pas dans les instances internationales. Donc il a fallu que nous inscrivions notre répertoire d’auteurs dans une instance internationale qui se trouve en Suisse et payer cette adhésion, qui n’a jamais existé, nous inscrire dans un répertoire des œuvres mondialement connu qui est aux Etats-Unis. Les deux convergent vers un autre répertoire appelé CIS-NET de la CISAC. Nos auteurs sont à la SUISA (coopérative des auteurs et éditeurs de musique) en Suisse, c’est là où il y a la plate-forme mondiale qui va faire connaître nos auteurs auprès de toutes les plates-formes des autres pays.

Comment avez-vous réglé le problème?

Pour l’heure, nous avons ouvert une plate-forme qui s’appelle BMDA digital. C’est en fait un bureau virtuel qui traite de toutes les actions du BMDA. Nous l’avons ouvert depuis deux semaines après un travail d’environ un an. Cette plate-forme est dans les normes mondiales. Elle est faite par une petite société de jeunes marocains qui nous ont proposé des standards modernes. Ce traitement est assez sophistiqué. Cette société nous a transféré et la technologie et le savoir-faire. Ainsi, nous versons la collecte que nous collectons directement sur cette page digitale, c’est la base qui fait la répartition sur le modèle de la clé de répartition fournie. Celle-ci a été installée chez nous par le WIPO (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle). C’est quelque chose de bien particulier en Afrique excepté le modèle de l’Afrique du Sud. Par contre nous ne concurrençons personne. Nous sommes sur la bonne voie quand même.

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